Histoire
Kiam naquit un doux jour de printemps, dans une région très lointaine majoritairement bordée par la mer. Second d’une portée de cinq chiots, il vécut l’enfance banale de bon nombre de ses semblables. Leur mère, Valaa, leur apprit à chasser et à pêcher, tandis leur père, Gryf, préférait leur transmettre ses valeurs, ainsi que de nombreuses légendes qu’il tenait déjà de ses ancêtres. Ce fut l’une d’entre elles qui forgea l’esprit de Kiam. La légende d’un certain Maki : le dernier des siens à vivre au sein d’une véritable meute.
Maki aurait vécu à plusieurs semaines de marche du lieu de naissance de Kiam, sur des terres où vivaient trois grandes meutes en plein âge d’or. Hélas, si le nom de Maki résonnait encore parmi les histoires de ses descendants, ce n’était pas pour la gloire qu’il y vécu, mais bien une déchéance. Il en fut exilé après avoir mis à mort l’un des siens, par jalousie pour une femelle. Condamné à l’errance, le loup longea une rivière de longs mois durant, résigné à mourir seul et désespéré. Aujourd'hui encore, ses descendants s’étonnaient que le destin l’ait pris en pitié en lui offrant une seconde chance. Après-tout, ils étaient là aujourd'hui, preuves d’une fin heureuse pour cette légende exilée.
Kiam entendit cette histoire durant ses jeunes années. Cependant, il n’en réalisa l’importance qu’après une bonne année. Il n’était plus que quatre louveteaux, à cette époque-là, le petit dernier n’ayant pas survécu au premier hiver. Heureusement, le ventre de leur mère gonflait déjà à nouveau, et bientôt, le vide se comblerait d’une seconde portée aussi riche que la première.
Du moins, c’est ce qu’ils crurent, jusqu'à ce qu’un jour, Valaa ne montre les premiers signes d’une violente infection. Ses petits la virent dépérirent lentement, épuisée tant par la maladie que par sa future portée qui ne viendra finalement jamais. Pendant des jours, leur père essaya tout et n’importe quoi. Des herbes, de l’eau, de la viande. Certains champignons eurent même l’effet inverse de celui voulu. Certains soir, Kiam se demande encore s’il n’aurait pas mieux valu ne rien tenter, si elle aurait pu s’en sortir seule. Hélas, en l’absence de quelconques connaissances médicinales, sa famille dut affronter la fatalité.
Après cela, les choses ne firent qu’empirer. Deux semaines plus tard, ce fut l’aîné qu’on retrouva égorgé par des griffes plus dangereuses que les siennes, puis jeté par-delà les falaises. La marée ramené son corps à sa famille, qui ne put que constater le désastre de sa dernière chasse en solitaire.
Et enfin, ce fut leur père. Kiam ne sut jamais ce qui était arrivé. Lui était allé pêcher, tandis que ses deux sœurs dormaient encore dans la tanière. Et lorsqu'il revint, leur père s’en était allé pour ne jamais revenir. Était-il allé chasser ? Avait-il fini comme son aîné, ou avait-il décidé de les abandonner ? Nul ne le saura jamais. La seule certitude, c’était qu’ils avaient deux ans, à présent, et qu’ils n’étaient plus que trois.
Kiam et les siens tentèrent de survivre une année de plus, tout en cherchant à comprendre ce qu’ils avaient pu rater. Ce qui avait put mener leur famille à une extinction aussi rapide et brutale. Les légendes de son père se succédaient dans son esprit, tandis qu’il fixait du regard une eau brouillée par les mouvements de ses proies. Ils étaient seuls, à présent. Seuls. Non, ils avaient toujours été seuls. Seuls, et loin de tout. Certes, ils avaient tout ce qui leur fallait ici : nourriture, un climat agréable, et même la chance d’un paysage marin resplendissant. Hélas, ils n’étaient que des jeunes livrés à eux-mêmes dans un monde hostile.
Un soir de sa troisième année, Korali, sa sœur, revint vers lui la tête basse. La pauvre tenait à peine sur ses jambes, épuisée par une journée de traque interminable. Pourtant, elle revenait seule, une fois encore. Seule, sans leur petite sœur. Voilà deux semaines qu’elle la cherchait, et Kiam n’osait plus essayer de la ramener à la raison : ils n’étaient plus que deux, à présent.
Et bientôt, il n’y aurait plus personne.
Kiam accueillit les larmes et autres hurlements de peine de sa sœur en silence, incapable de la rejoindre dans la peine. Ils avaient déjà tant perdu, il en devenait incapable de s’en émouvoir. Ce n’était plus qu’une fatalité qu’il devait accepter. Non, qu’il avait déjà accepté. Bientôt, il n’y aurait plus personne…
Comment auraient été les choses s’ils avaient eu une meute ? Si Maki n’avait jamais tué son camarade, s’il était resté parmi les siens et avait vécu cette vie de clan dont son père lui parlait si souvent. Cette pensée le harcelait, jour après jour. Il ne haïssait pas Maki pour ses erreurs. En fait, ce loup ne lui inspirait pas grand-chose, seulement un maigre espoir, perdu au fin fond d’un souvenir. Il voulait voir ces meutes. Apprendre leurs modes de vie, s’enivrer de leurs connaissances et peut-être, enfin… y vivre en toute sérénité sans craindre de voir ses proches disparaître.
C’est ainsi que Kiam et sa sœur Korali se mirent en route pour une longue année de voyage. Ils remontèrent le fleuve de la légende, traversèrent paysages et saisons jusqu'à finalement rejoindre la terre des loups.
Du moins, ce qu’il en restait. Ils croisèrent bien quelques loups, certes. Mais tous leurs affirmèrent que les meutes furent dissous il y a peu. Il n’en restait que des oubliés, ainsi que de nouveaux contes et légendes.
Que faire ? Korali, bien plus émotive que son frère, désespérait. Ils auraient fait toute cette route pour rien ? Pour se retrouver exactement dans la même situation, à plusieurs centaines de kilomètres de l’endroit où ils avaient toujours vécu ? Elle n’avait plus la force d’avancer, plus la force d’espérer. S’ils continuaient ainsi, elle rejoindrait bientôt leur défunte mère.
— Je vais le faire. Les paroles de Kiam déchirèrent la lourdeur d’une longue marche silencieuse.
S’il n’y avait plus de meute, alors… il en monterait une lui-même. Ils n’étaient pas revenus sur leurs pas, dans la solitude du bord de mer : ici, d’autres loups se partageaient ces terres. Il ne lui restait plus qu’à les rassembler.