Rencontre aux Sommets - Atka

Le gris et le blanc des montages à perte de vue, comme des flèches immenses qui montent vers le ciel et se mêlent aux nuages. La neige côtoie le ciel et le ciel touche les sommets. Impossible de distinguer la frontière entre les mondes, le tangible et l’intangible, la terre ferme et les cieux.
Où suis-je ?
Atka erre depuis des jours entre les pentes escarpées et les rochers en équilibre précaires sur d’autres masses rocheuses. Tout lui semble acéré et menaçant, à commencer par le sol qui déchire ses coussinets ou les chemins qu’il emprunte mais qui ne ressemblent en rien à ceux qu’il a connu.
Tout se ressemble et se confond. Il lui semble qu’il tourne en rond et il ne se fie plus qu’à son odorat. Ses yeux lui jouent des tours. Est-ce qu’il a déjà vu cette montagne aujourd’hui ? Hier ? Cette année ?

Un grondement de frustration s’élève de sa gorge.
Il a compté neuf levés de soleil depuis qu’il a compris qu’il ne retrouverait pas son chemin. Comme s’il avait franchi l’infranchissable. Les portes d’un monde qui ne s’ouvrent qu’une fois.
C’est presque irréel.

Une odeur lui pique le nez ; avisant le chemin qu’il a parcouru, Atka remarque un peu de sang qui couvre la roche ci-et-là. Il a dû se couper. Il n’a même pas senti la douleur. Maintenant qu’il sait que sa patte est ouverte, il lui semble qu’il se met à boitiller.
La frustration le reprend : comment a-t-il pu se couper aussi bêtement ? Lentement, il reprend son chemin dans le sentier dessiné par de nombreux passages.
De nombreux passages. Le jeune mâle s’arrête. Un bref coup d’œil autour de lui : oui, c’est vrai. C’est comme si des sentiers avaient été creusés par des dizaines de loups passant là à travers les âges. Il sent une brève chaleur lui engourdir le cœur : Atka n’a vu personne depuis qu’il a quitté sa meute. Comme si toute âme avait déserté le monde.
Il observe, fébrile, aux aguets.
Pourtant, aucune trace du moindre canidé. Atka hume l’air, concentré, intrigué. Rien. Il semble que personne ne soit passé ici depuis très longtemps.
Tout à coup, les montagnes lui semblent mortes et désertiques. C’est comme le tableau d’une gloire passée, d’un monde où tout se serait éteint. Où sont-ils ? Les miens, les autres ?
Atka se sent vaciller. C’est comme s’il tombait.
Il est seul.

Seul !

Là, debout sur les flancs de la montagne, Atka se sent exposé. Ridicule. Tout son corps tremble et il détale brusquement, souffle coupé, ses pattes martelant le sol coupant. Courir. Courir.
Un nouveau grondement rageur et Atka se détourne du chemin rocheux, s’enfonce dans les broussailles, traverse rageusement les branches qui s’accrochent à son pelage. Il sent son cœur tambouriner dans sa poitrine.
Il a déjà oublié la douleur de la coupure et il ignore les épines qui dévorent ses flans. Une odeur nauséabonde envahit ses narines.
Sa propre peur.

Emergeant des buissons, Atka s’arrête brutalement au bord d’un précipice. Il sent ses griffes flirter avec le vide. Sa respiration se bloque dans sa poitrine. C’est haut. Vertigineux. S’il avait été plus rapide, il n’aurait pu s’arrêter et… je fais n’importe quoi. Il faut que je me reprenne !
Atka s’ébroue, reste un instant à contempler le vide. Il sent son sang qui traverse tout son corps au rythme des battements de son cœur.

Calme. Il doit reprendre son calme.
Après tout, qu’est-ce qu’il y a de si effrayant ?
Être perdu. Là où je ne connais rien. Sans savoir si je peux retourner en arrière. Là où il n’y a personne.
Être seul.

Reprenant sa marche entre les herbes et les montagnes, le loup tâche de ne pas trop penser à ce qu’il perd ou à ce qu’il risque. Il s’en veut un peu d’avoir eu un moment de faiblesse ; désormais, il en est sûr, il va se débrouiller par lui-même. Plus question d’avoir peur. Plus question de faire demi-tour.
De toute façon, il n’a besoin de personne. C’est parfait, si aucun loup n’habite ces terres.
Pourtant, l’instant d’après, le vent tourne et avec lui viennent mille autres odeurs. Atka a tout juste le temps de s’attarder sur le fumet d’un lièvre qu’il reconnaît une odeur familière.
Un loup.
Le lieu ne semble pas plus habité que tout à l’heure : un vagabond ?

Atka se campe solidement sur ses quatre pattes, faisant fit de l’état déplorable de sa fourrure mêlée de brindilles et d’épines. Il est méfiant ; sa meute n’a jamais côtoyé beaucoup d’étrangers.
A l’odeur succède enfin une voix : hésitant, fébrile, à la limite de la terreur et de l’hilarité, le jeune loup retient un jappement enfantin. Digne et fier, il contient son excitation comme sa peur. Il attend. Il trépigne. Voyant que l’autre ne semble pas plus décidé à avancer, et après s’être assuré de ne pas laisser trop apparaître ses émotions, Atka s’avance doucement vers l’odeur qui lui emplit désormais les narines.

L’autre est juste devant lui et il tourne le dos à Atka. Se voulant posé et assuré, le jeune loup reste à une distance raisonnable jusqu’à prendre la parole :

« Je m’appelle Atka, étranger. Est-ce que tu appartiens à une meute vivant ici ? »