Atka • Recherche éternelle

MENTEUR X ATTENTIF X RÉSERVÉ X DÉTERMINÉ

« Que vas-tu faire à propos de ton fils, Assar ? »

Les sourcils arqués, pattes bien campées sur le sol, le grand loup balaya l’air de sa queue et la question au passage. Malgré une posture qui se voulait assurée, ses babines relevées et ses muscles tendues trahissaient une inquiétude.
A vrai dire, Assar préfèrerait ne pas répondre.

« Je ne sais pas encore. Je vais aller lui parler. »

Son interlocuteur fit mine de soupirer et, s’ébrouant brutalement, il se relèva et s’approcha jusqu’à le dépasser. Tout près de lui et, avec une familiarité dérangeante, il l’entendit grogner :

« Tu ferais bien d’arriver à quelque chose. Atka est doué, mais il n’y a pas de place dans la meute pour l’arrogance et la menterie. »

Des mots qui lui firent l’effet d’un coup sur la nuque. Un instant, Assar songea à répliquer quelque chose du même ton ; mais, comme on ne parlait pas ainsi à son Alpha, il se ravisa et se contenta d’étouffer un grondement.
Longtemps, le grand mâle s’était évertué à défendre son fils en soulignant ses qualités plus que ses défauts et en plaidant la jeunesse en cas de faute. Atka était fort et volontaire mais peinait à tolérer le poids de la hiérarchie : quel loup n’avait pas été ainsi, dans sa jeunesse ?
La vérité, pourtant, était qu’Assar lui-même n’était pas certain que son fils puisse changer un jour.

Atka était issu de la première et unique portée de ses parents. Plus agile et plus charismatique que son frère, plus intelligent et plus fort que ses deux sœurs, il avait très vite attiré l’attention du reste de la meute et avait débuté son entraînement précocement. D’abord source de fierté pour ses parents, il était finalement devenu une inquiétude.
Trop téméraire. Trop ambitieux. Trop sûr de lui. Trop arrogant. Trop fier.
S’il avait soif d’apprendre et de devenir plus fort, il n’avait aucun respect de la hiérarchie et enchaînait les erreurs et maladresses. Atka se battait souvent avec les autres louvards et sa propre fratrie s’était éloignée de lui – principalement par souci de réputation.
D’abord persuadé que la discipline saurait dompter l’esprit sauvage de son fils, Assar doutait à présent.
Atka s’assagirait-il un jour ?


Le grand mâle trouva son fils à quelques lieues du campement, allongé sous un arbre et très occupé à faire sa toilette d’un faux air concentré. S’approchant d’un pas ferme, Assar s’agaça de voir que le louvard faisait superbement mine de l’ignorer.
Pourquoi ne comprenait-il pas que son comportement était incorrect ?
Lorsqu’il fut assez proche pour toiser son fils de haut, Assar lui gronda qu’ils devaient parler. Peut-être parce qu’il ne supportait pas de se sentir dominer, ou parce qu’il ne savait que faire de sa culpabilité, Atka répliqua en grognant à son tour.

Atka et son père n’avaient jamais vraiment su communiquer. Ils partageaient tous deux la même fierté déplacée et l’arrogance de ceux qui pensent toujours être dans leur droit.

« Tu sais que tu as mal agis, fils. Il n’est pas tolérable de te battre ainsi avec des loups de ta propre meute. Et, comme Atka semblait sur le point de contester : peu m’importe la raison ! La meute est ta famille et mérite ton respect.
- Mon respect ! cracha Atka, Je ne vois pas pourquoi je respecterais cette charogne. C’est lui qui devrait…
- Le loup avec qui tu t’es battu est bien plus vieux que toi et il sera bientôt considéré comme un guerrier ! tonna le grand mâle. Il y a des règles, Atka, il y a une hiérarchie !
- Je me moque de ta hiérarchie ! Si je ne montre pas aux autres qu’ils me doivent aussi du respect, comment tu veux que je trouve ma place ? »

Un lourd silence pesa sur les deux mâles. Atka s’était redressé pour faire face à son père, les babines relevées et le poil hérissé.
Comme s’il était menacé.
Assar fut surpris devoir que le jeune mâle faisait pratiquement sa taille. La ressemblance frappante qui les unissait, aussi, vint le frapper de plein fouet : nous nous ressemblons tellement, alors pourquoi sommes-nous si différents ?
Assar n’avait jamais été un loup arrogant ni vindicatif. Il était sûr de lui, oui, mais il avait su gagner le respect des autres en se montrant un guerrier solide et un loup respectable.
Soudainement lasse, les yeux fermés pour dissimuler le sentiment d’impuissance qui l’habitait, le mâle soupira.

« Tu dois accepter que d’autres loups sachent mieux que toi ce qui est juste et raisonnable. Tu es fort et tu es doué, mon fils, mais tu as encore beaucoup à apprendre. Tu enchaînes les erreurs car tu es persuadé d’avoir raison, tu mens pour fuir la responsabilité de tes actes…
- Eh bien je ne veux pas apprendre de loups comme toi, qui veulent toujours décider de ma conduite !
- Atka, Assar sentait sa voix se vibrer dans sa gorge, la hiérarchie est faite pour assurer à la meute une sécurité et une pérennité qui ne peut exister sans…
- Tu n’as que ce mot à la bouche, la hiérarchie ! Mais tu es qui, toi ? Tout ce que tu sais faire, c’est écouter et exécuter des ordres ! »

Silence.

« C’est peut-être très bien pour toi, mais pas pour moi ! Je vaux mieux que ça, je vaux mieux que cette meute minable et tes ordres débiles !
- Atka, tu n’as pas à…
- J’en ai assez ! Depuis que je suis né tu as toujours voulu me changer ! Ne fais pas ci, ne fais pas ça, ce n’est pas correct, ce n’est pas respectueux, ce n’est pas digne… je ne suis jamais assez bien pour toi ou pour la meute ! Tout ce que je fais… tout ce que je fais, c’est toujours trop quelque chose, pas assez autre chose ! Tu attends toujours de moi que je devienne ce que je ne suis pas !
- Ce n’est pas vrai… »

Assar sentit sa voix se briser alors que son fils fit un pas vers lui, soudainement devenu menaçant. Bouillonnant de frustration et de colère.
Pas de l’arrogance. Simplement une souffrance qui brillait dans ses yeux, tenace, et qu’Assar n’avait jamais su desceller.
Ou qu’il n’avait pas voulu voir.

« Je ne suis pas assez bien pour toi ou pour la meute ! C’est ce que tu n’arrête pas de me rappeler, papa, que je ne saurais jamais à la hauteur parce que je suis toujours trop ambitieux, trop volontaire, pas assez soumis ou pas assez vertueux…
- Atka…
- Je le sais ! Je sais que je ne suis pas comme tu voudrais ! Je sais que tu es déçu et que tu préférerais que je sois comme mon frère ou comme mes sœurs : fidèle, honnête, juste… »

Les mâchoires du jeune loup vinrent claquer à côté de celles de son père. De menaçant, Atka devenait pitoyable. Abattu par la frustration, tremblant sous le poids de la rage, les larmes débordaient de ses yeux et venaient frapper les pattes d’Assar.

« Je voudrais simplement que tu mûrisses et que tu sois l’un des nôtre…
- Mais peut-être que je ne le suis pas ! »

Nouveau coup de croc, venant cette fois effleurer la gorge d’Assar.

« Peut-être que je ne suis pas et que je ne peux pas être l’un des vôtre ! Peut-être que je ne vais jamais mûrir ni changer et que je suis simplement comme je suis ! Peut-être que c’est mon caractère et que je ne serai jamais le fils que tu veux ! »

Lentement et douloureusement, Assar vit son fils reculer et s’éloigner de lui. Un pas, deux pas, trois, cinq…

« Peut-être que tu ne peux pas me rendre meilleur, papa. Peut-être que tu n’en es pas capable. Je sais… je sais que tu as essayé, je sais que tu voudrais me voir obéissant, fidèle, honnête… je sais que tu te soucis simplement de mon bonheur, mais… »

Il était loin, désormais, Atka. Assar n’aurait pas su dire s’il s’était éloigné au point qu’il ne puisse plus le voir distinctement, ou si des larmes étaient également venu lui brouiller la vue.

« … mais peut-être que nous sommes simplement différents et que je n’aurais jamais dû naître en étant ton fils ! »

Assar resta là, longtemps, hagard et sonné, bien après avoir vu la silhouette de son fils disparaître entre les arbres.
Il fallut que la pluie se mette à tomber et que le froid gagne ses os pour que sa compagne vienne le rechercher.
Il sentit leurs fourrures se frôler, de loin, comme s’il avait perdu pied dans le monde sensible, comme s’il était un peu ailleurs, comme si une part de lui-même était partie en même temps qu’il avait perdu son fils du regard.

« Il va revenir, murmura-t-il. Il va forcément revenir. »